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Ευρωπαϊκή Εταιρεία Νεοελληνικών Σπουδών

Γ΄ συνέδριο της Ευρωπαϊκής Εταιρείας Νεοελληνικών Σπουδών

Stéphane Sawas

La littérature néo-hellénique à travers le cinéma de Théo Angélopoulos

De récentes recherches sur le cinéma de Théo Angélopoulos, menées notamment en France, en Espagne et aux Etats-Unis[1], s’accordent à mettre en valeur le rôle fondamental que joue la littérature grecque antique dans l’œuvre du seul cinéaste grec qui jouisse aujourd’hui d’une aura chez les cinéphiles du monde entier. Elles mettent à juste titre à jour l’influence des tragiques qui culmine dans Le Voyage des comédiens (O θίασος, 1975), puis celle d’Homère à partir du Voyage à Cythère (Ταξίδι στα Κύθηρα, 1984), qui annonce, dix après la chute de la dictature des colonels, une deuxième manière chez le cinéaste.

Théo Angélopoulos n’en est pas moins sensible à la littérature néo-hellénique. Ce cinéaste, que des détracteurs qualifient de trop « littéraire » sans toutefois toujours préciser ce qu’ils entendent par ce qualificatif, entretient des rapports assez complexes avec la littérature en général, et avec la littérature moderne et contemporaine de son pays en particulier. Il ne s’est par exemple jamais prêté à l’exercice de l’adaptation cinématographique stricto sensu d’une œuvre littéraire, contrairement à nombre de cinéastes grecs de sa génération, comme Kostas Ferris avec Les Marchands des nations (Οι έμποροι των εθνών, 1973), Pandélis Voulgaris avec Happy day (1976) ou Tonia Marketaki avec Le Prix de l’amour (Η τιμή της αγάπης, 1984)[2]. Le lien qui unit le cinéma d’Angélopoulos à la littérature est en fait moins attendu, plus subtil, et peut-être aussi plus essentiel.

Pourquoi s’intéresser ici plus particulièrement à la littérature néo-hellénique chez Angélopoulos ? Pourquoi la distinguer des autres littératures modernes qui influencent le cinéaste ? Il faut préciser que l’importance quantitative qu’occupent les écrivains grecs modernes chez Théo Angélopoulos justifie un traitement privilégié, d’autant que la présence d’auteurs étrangers comme Rilke ou Eliot n’est pas toujours sans relation avec la littérature néo-hellénique.

Au sein des quatorze films qui forment aujourd’hui l’œuvre de Théo Angélopoulos, la littérature néo-hellénique est présente sous forme de citations, de variations ou de réminiscences. Cette présence invite à poser de manière particulièrement délicate la question de l’influence du littéraire sur le cinématographique, pensée en corrélation avec sa réciproque, c’est-à-dire celle du cinématographique sur le littéraire. Comment la littérature (λογοτεχνία), qui fait naître l’art (τέχνη) par le verbe (λόγος), s’inscrit-elle dans ce septième art qui naît de l’union du verbe, de l’image – animée de surcroît – et du son ?

Texte écrit – et donc lu par le spectateur – sans être dit , texte dit – et donc entendu –, texte mis en image sans recours au verbe, c’est une présence protéiforme de la littérature à l’écran que propose le cinéaste.

Soulignons d’abord les relations étroites qu’entretient le cinéaste avec les écrivains grecs de son temps au sein de son processus créatif. Si d’une part les écrits théoriques du cinéaste sont presque inexistants et si d’autre part les entretiens publiés ne sont guère orientés vers les rapports que le cinéaste entretient avec la littérature grecque moderne et contemporaine[3], on remarque immédiatement la présence d’écrivains au générique des films du cinéaste : Théo Angélopoulos ne filme jamais à partir d’un scénario écrit par un autre, mais en revanche il co-écrit fréquemment ses scénarii avec des amis proches, écrivains grecs de renom comme Pétros Markaris (Alexandre le Grand, Le Pas suspendu de la cigogne, Le Regard d’Ulysse, L’Eternité et un jour) ou Thanassis Valtinos (La Reconstitution, Jours de 1936, Voyage à Cythère, Paysage dans le brouillard, Le Pas suspendu de la cigogne).

Ces collaborations permettent d’inclure certains aspects de l’œuvre des trois artistes au sein d’un même champ thématique et esthétique, dans un aller-retour entre le littéraire et le cinématographique. Au plan thématique par exemple, le dernier recueil de nouvelles de Pétros Markaris La Capitale des Balkans (Η πρωτεύουσα των Βαλκανίων, 2004) rappelle des thèmes présents dans Le Pas suspendu de la cigogne, Le Regard d’Ulysse, L’Eternité et un jour, comme les déplacements de frontières, les quêtes identitaires et les brassages de populations.
En retour, des textes comme La Descente des neuf (H κάθοδος των εννιά, 1963[4]) de Thanassis Valtinos, caractérisé par une écriture qualifiée de cinématographique, par une absence d’individualités et par la thématique de la mémoire de la guerre civile[5], semblent bien proche de l’univers du cinéaste tant dans sa première que dans sa deuxième période.

Cette investigation, qui dépasse de loin le cadre de cette courte étude, gagnerait à être étendue à des textes en apparence encore plus éloignés ; il n’est qu’à songer à la thématique du vide kafkaïen[6] qui unit le film Jours de 1936 (Μέρες του 1936, 1972) au roman d’Aris Alexandrou La Caisse (Το κιβώτιο), publié deux ans plus tard.

A côté de ces délicates imbrications entre le cinéma de Théo Angélopoulos et l’univers de ses collaborateurs, il faut considérer le recours au patrimoine littéraire néo-hellénique dans l’œuvre de Théo Angélopoulos. Et là, le corpus est vaste et très hétéroclite. On peut y distinguer quatre ensembles.

Un premier groupe est constitué de citations de poètes de gauche de l’après-guerre, emblématique de cette génération de la défaite. Des vers de Michalis Katsaros ou de Tassos Livaditis sont par exemple cités dans deux films de la première période du cinéaste. Dans Le Voyage des comédiens, Pylade, de retour des camps de détention, cite en 1950 quelques vers du poème « Doriens » (« Δωριείς »), extrait du recueil Contre les Saducéens (Κατά Σαδδουκαίων, 1953). Ici, la poésie illustre l’action du film en respectant la chronologie :

Για τούτο θα παραμείνω με τα κουρέλια μου
όπως με γέννησε η Γαλλική Επανάσταση
όπως με γέννησε η μάνα μου Ισπανία
ένας σκοτεινός συνωμότης[7]

[C’est pourquoi je resterai en haillons
tel que m’a fait naître la Révolution française
tel que m’a fait naître ma mère l’Espagne
un sombre conspirateur]

De la même façon, la voix off confiée à Pétros Fyssoun dans le documentaire Athènes, retour sur l’Acropole (Αθήνα , επιστροφή στην Ακρόπολη) lit des vers de Tassos Livaditis pour commenter les images de l’Athènes meurtrie par l’occupation et la guerre civile.

Dans ce même film, la voix off cite de larges extraits d’un roman moderne phare de la littérature grecque d’après-guerre, Le Troisième anneau (To τρίτο στεφάνι, 1962) de Kostas Tachtsis. Ce texte, que le cinéaste a un temps souhaité porter à l’écran[8], est l’unique roman grec présent dans l’univers cinématographique de Théo Angélopoulos. C’est ici moins la proximité idéologique que le lien thématique qui motive la présence de ce texte dans le film d’Angélopoulos : les extraits du roman de Kostas Tachtsis s’inscrivent bien dans la mise en parallèle à l’œuvre dans le film entre les histoires personnelles et l’Histoire de la ville par l’intermédiaire de collages de textes, littéraires ou non, et de clins d’œil à la peinture de Yannis Tsarouchis.

Ce cinéaste que d’aucuns trouvent peu grec semble pourtant bien étroitement lié aux grands figures de la vie littéraire et artistique d’après-guerre de son pays. L’ancrage grec de Théo Angélopoulos est encore plus impressionnant lorsque l’on examine dans son œuvre la présence de la littérature populaire grecque qui, elle, s’inscrit de manière plus différenciée.

La chanson démotique est présente de manière discrète. Une célèbre chanson épirote vient ouvrir et clore son premier long métrage La Reconstitution[9], puis réapparaît dans la bouche de la vieille femme lors du mariage de Chryssothémis avec le sergent américain dans Le Voyage des comédiens[10] :

Μωρή κοντούλα λεμονιά
με τα πολλά λεμόνια, Βησσανιώτισσα
σε φίλησα κι αρρώστησα
και το γιατρό δε φώναξα.

[Petit citronnier fou
De Vissani, plein de citrons
Je t’ai embrassé et malade je suis tombé
Et le médecin je n’ai point appelé]

Mais rapidement, les musiciens américains reprennent cette mélodie en en transformant progressivement le rythme et l’instrumentation. Cette chanson semble, à travers la voix off, émaner du village épirote où se déroule La Reconstitution, puis ressurgir lors du mariage dans Le Voyage des comédiens, avant de disparaître. Symbole d’une unité originelle à jamais perdue, elle unit ces deux films où se développe une relecture contemporaine du mythe des Atrides.

Le théâtre populaire n’est pas en reste. Dans Le Voyage des comédiens, la troupe itinérante traverse la Grèce de 1939 à 1952 en tentant de jouer le drame pastoral Golfo la bergère (Γκόλφω η Βοσκοπούλα, 1903) de Spyridon Peressiadis, mais les acteurs sont sans cesse interrompus par les événements tragiques de l’Histoire.
Dès l’ouverture du film, l’accordéoniste annonce, dans une mise en abyme saisissante, le début du spectacle :

Το έργο που θα σας παίξουμε απόψε, εις πράξεις πέντε, είναι το αθάνατο ειδυλλιακό δράμα του Σπυρίδωνος Περεσιάδη Γκόλφω η Βοσκοπούλα.
Με θίασο εκλεκτό.
Ηθοποιούς σπουδαίους
παλιότερους και νέους.
Ο έρωτας της Γκόλφως, τραγικός,
στα βάθη της καρδιάς σας θα μιλήσει
και ο έρωτάς της θα σας συγκινήσει.[11]

[La pièce que nous allons vous jouer ce soir, en cinq actes, est l’immortelle idylle dramatique de Spyridon Peressiadis Golfo la bergère.
Avec une troupe de choix.
De grands acteurs
connus et moins connus.
L’amour de Golfo, tragique,
au tréfonds de votre cœur parlera
et d’émotion vous saisira.]

Pourtant, l’idylle, même dramatique, empêtrée dans les fustanelles idéalisées dont la dictature des colonels fait la promotion, ne pourra pas avoir droit de cité au sein du cinéma politique de Théo Angélopoulos, tout comme inopérationnelle apparaît la Phyllada d’Alexandre le Grand[12], citée dans Alexandre le Grand en 1980, dans l’édition de G. Véloudis[13]. Les mythes de la littérature populaire ne semblent plus trouver leur épanouissement naturel dans la Grèce de l’après-guerre ; Golfo la bergère réapparaît treize ans après Le Voyage des comédiens, dans Paysage dans le brouillard (Τοπίο στην ομίχλη), sous forme de bribes récitées par la troupe dispersée que traversent les deux enfants à la recherche d’un père qui n’existe pas.

Au cœur de l’univers cinématographique de Théo Angélopoulos, les valeurs littéraires sûres sont plutôt les œuvres de trois grands poètes de la Grèce moderne : Cavafy, Séféris, Solomos, qui apparaissent de manière très différente à l’écran.

Cavafy, d’abord, est présent sous forme d’allusion dans le titre du deuxième long métrage du cinéaste, Jours de 1936, qui rappelle les titres de la célèbre série de poèmes « Jours de 1896 », « Jours de 1901 », « Jours de 1903 », « Jours de 1908 » et « Jours de 1909, 1910 et 1911 » de Constantin Cavafy[14]. Et le clin d’œil se répercute tant dans la thématique que dans l’esthétique du film. Selon un procédé typiquement cavafien, le cinéaste se propose dans ce film de critiquer la dictature que connaît alors la Grèce, en évoquant la dictature de Métaxas ; il s’agit d’évoquer le passé pour critiquer le présent à une époque où une lecture politique de Cavafy nourrit en Grèce la dissidence de l’intérieur – il suffit de relire l’essai de Maronitis inclus dans le recueil contestataire des Dix-huit textes[15]. Mais plus encore, les affinités stylistiques entre l’écriture poétique de Cavafy et l’écriture cinématographique d’Angélopoulos sont notables : le jeu sur l’espace off n’est pas sans rappeler le non-dit et le jeu sur la parole tue à l’œuvre chez Cavafy, le plan-séquence où sont introduites plusieurs temporalités sans cut n’est pas étranger à l’écriture de la mémoire chez Cavafy où le passé est relié de façon vertigineuse au présent pour entrer dans une mémoire vivante, comme par exemple dans « Habiter ce poème »[16] (« Να μείνει ») – ces plans-séquences apparaissent à partir du film suivant, Le Voyage des comédiens. Le rôle central de Cavafy chez Angélopoulos est du reste rappelé dans Le Regard d’Ulysse (1995), où A., véritable double du cinéaste avec lequel il partage la même initiale, boit à la santé de Tsitsanis, Cavafy, Che Guevara, mai 1968, Santorin, mais aussi Murnau, Dreyer, Orson Welles et Eisenstein[17]. Le cinéaste commence même à écrire à l’âge de seize ans des poèmes sous l’influence du poète d’Alexandrie[18].

Séféris, ensuite, est directement cité dans Alexandre le Grand, et ne cesse depuis d’habiter l’univers d’Angélopoulos. Des vers célèbres de Mythologie[19] (Μυθιστόρημα, 1935) – avec de légères adaptations – et de « Dernier arrêt » (« Τελευταίος σταθμός », 1944) sont placés dans la bouche d’Alexandre le Grand en 1980 dans un film de la désillusion qui précède la thématique, fort séférienne au demeurant, du voyage individuel dans l’espace et dans le temps, depuis lors caractéristique de la filmographie du cinéaste.

Il faut en outre souligner le rôle médiateur essentiel que joue la poésie de Séféris entre le mythe grec et le cinéma d’Angélopoulos (les considérations sur les mythes grecs au cinéma font aujourd’hui trop souvent l’économie d’une étude précise des médiateurs littéraires et iconographiques présents entre le mythe et sa représentation à l’écran[20]). L’Ulysse d’Angélopoulos est par exemple un Ulysse plus séférien qu’homérique, ou plus exactement c’est un Ulysse homérique passé par le crible de l’Ulysse séférien. Prenons l’exemple du Regard d’Ulysse. Avant le générique, le cinéaste place une citation de l’Alcibiade (133b) de Platon :

Και ψυχή
ει μέλλει γνώσεσθαι αυτήν
εις ψυχήν
αυτή βλεπτέον[21]

[Et l’âme
Si elle veut se connaître
C’est dans une âme
Qu’elle doit se regarder]

Il s’agit bien d’une citation de Platon, mais c’est une citation de Platon empruntée à Séféris – elle reprend même dans l’édition du scénario la disposition en vers adoptée par Séféris. Le lecteur de Séféris reconnaît le début de la première strophe du poème « Argonautes » (« Αργοναύτες »), quatrième pièce du recueil Mythologie (Μυθιστόρημα, 1935) :

Και ψυχή
ει μέλλει γνώσεσθαι αυτήν
εις ψυχήν
αυτή βλεπτέον:
τον ξένο και τον εχθρό τον είδαμε στον καθρέφτη.[22]

[Et l’âme
Si elle veut se connaître
C’est dans une âme
Qu’elle doit se regarder :
L’étranger et l’ennemi nous l’avons vu dans le miroir.]

Dans ce film, le clin d’œil liminaire à l’Ulysse séférien est par la suite développé dans la séquence, constituée d’un plan-séquence, du retour à la maison familiale à Constanţa où les paroles prêtées au grand-père, interprété par un acteur du film Alexandre le Grand, sont comme une variation sur le poème précité :

Εδώ σ’ αυτά τα χώματα, σ’ αυτά τα νερά ζήσαμε ευτυχισμένοι κάποιους αιώνες.[23]

[Ici, sur ces terres, dans ces eaux nous avons vécu heureux quelques siècles.]

Le nous séférien et l’aoriste qui insiste sur le caractère révolu rapproche cette parole du poème de Séféris où est évoqué Alexandre le Grand.

Ει μέλλει γνώσεσθαι αυτήν, έλεγαν
εις ψυχήν βλεπτέον, έλεγαν
και τα κουπιά χτυπούσαν το χρυσάφι του πελάγου
μέσα στο ηλιόγερμα.
Περάσαμε κάβους πολλούς πολλά νησιά τη θάλασσα
που φέρνει την άλλη θάλασσα, γλάρους και φώκιες.
Δυστυχισμένες γυναίκες κάποτε με ολολυγμούς
κλαίγανε τα χαμένα τους παιδιά
κι άλλες αγριεμένες γύρευαν το Μεγαλέξαντρο
και δόξες βυθισμένες στα βάθη της Ασίας.
Αράξαμε σ’ ακρογιαλιές γεμάτες αρώματα νυχτερινά
με κελαηδίσματα πουλιών, νερά που αφήνανε στα χέρια
τη μνήμη μιας μεγάλης ευτυχίας.
Μα δεν τελειώναν τα ταξίδια.[24]

[Si elle doit se connaître, qu’ils disaient
C’est dans une âme qu’elle doit regarder, qu’ils disaient
Et les rames frappaient l’or de la mer
Dans le coucher du soleil.
Nous avons passé beaucoup de caps beaucoup d’îles la mer
Qui donne dans l’autre mer, des mouettes et des phoques.
Des femmes malheureuses parfois en se lamentant
Pleuraient leurs enfants perdus
Et d’autres en fureur cherchaient Alexandre le Grand
Et les gloires enfouies dans les profondeurs de l’Asie.
Nous avons abordé des rivages pleins de parfums nocturnes
Avec des chants d’oiseaux, des eaux qui laissaient sur les mains
Le souvenir d’une grande félicité.
Mais ils n’avaient plus de fin, les voyages.]

La photographie qui fige le plan-séquence dans une coda saisissante n’est du reste pas sans évoquer les liens qui unissent l’écriture poétique et la photographie chez Séféris[25].

Enfin, la présence simultanée de Séféris et d’Alexandre le Grand rappelle une page du journal du poète, où, en date du 4 janvier 1946, il note un dialogue entre Karaghiozis et Alexandre le Grand qui retient son attention lors d’une représentation de théâtre d’ombres que donne Spatharis :

Ο M εγαλέξαντρος: Μου είσαι γνωστή φυσιογνωμία. Πώς σε λέγουν;
Καραγκιόζης: Καραγκιόζη. Κι εσύ ποιος είσαι;
Ο M εγαλέξαντρος: Αλέξανδρος ο Μακεδών.
Καραγκιόζης: Μπα! Τρόμαξα να σε γνωρίσω.[26]

[Alexandre le Grand : Tu me rappelles quelqu’un. Comment tu t’appelles ?
Karaghiozis : Karaghiozis. Et toi t’es qui ?
Alexandre le Grand : Alexandre de Macédoine.
Karaghiozis : Eh ben ! Je t’aurais pas reconnu.]

Or, l’iconographie d’Alexandre le Grand s’inspire de la pièce Alexandre le Grand et le serpent maudit dans Alexandre le Grand[27] où est précisément cité Séféris.

La médiation de la poésie séférienne est ainsi essentielle entre la littérature antique et le cinéma d’Angélopoulos, et entre la littérature populaire et le cinéma d’Angélopoulos ; elle l’est aussi entre la littérature étrangère (Eliot, abondamment traduit et commenté par Séféris, est par exemple cité dans L’Eternité et un jour[28]) et le cinéma d’Angélopoulos.

L’ouverture de L’Eternité et un jour évoque également sans le citer cette fois l’univers séférien, plus exactement le début du premier poème de La Grive, « La Maison près de la mer ». Dans ce film où le personnage principal est atteint d’une maladie qu’il sait incurable, le spectateur est frappé par la ressemblance entre les plans de l’intérieur de la maison où le petit garçon marche sur la pointe des pieds et cette lettre de Georges Séféris, datée du 25 mars 1921, citée par la sœur de Séféris, Ioanna Tsatsou :

Θάθελα ένα σπίτι κοντά στη θάλασσα με ανοιχτά τα παράθυρα. Ο αέρας ν’ ανεμίζει τα κουρτινάκια. Να είμαι ξαπλωμένος μέσα σε μια βαθιά πολυθρόνα, σα να βγαίνω από μια βαριά αρρώστια, και να με περιποιούνται και να περπατούν πάνω στις μύτες των ποδαριών γύρω μου[29].

[Je voudrais une maison près de la mer avec les fenêtres ouvertes. Que le vent fasse voler les rideaux. Être assis dans un fauteuil profond, comme si je sortais d’une grave maladie, que l’on s’occupe de moi et que l’on marche sur la pointe des pieds autour de moi.]

Ici, la poésie, ou plutôt l’univers poétique, est mise en image sans recours direct et explicite au texte.

C’est cependant Solomos qui est au cœur de L’Eternité et un jour, dès la genèse du film, comme en témoigne le journal de bord tenu par le co-scénariste Pétros Markaris[30]. Cette fois, sans jamais être nommée, une incarnation du poète apparaît à l’écran sous les traits de l’acteur italien Fabrizio Bentiviglio. Le personnage principal, Alexandre (interprété par l’acteur suisse Bruno Ganz), qui entend achever Les Libres assiégés, raconte à l’enfant grec d’Albanie le mythe du poète en quête de la langue grecque qui achète aux gens du peuple les mots pour écrire son œuvre. L’esthétique du fragment solomien vient là s’accorder aux nombreux échos qui, de film en film, structurent l’œuvre d’Angélopoulos, véritable « work in progress », pour reprendre l’expression que Séféris emprunte à James Joyce pour caractériser l’œuvre de Cavafy[31].

Ainsi, de la littérature populaire à la poésie engagée d’après-guerre, de Kostas Tachtsis aux trois grands poètes Cavafy, Séféris et Solomos, la présence de la littérature néo-hellénique occupe une place constante et privilégiée dans l’univers cinématographique de Théo Angélopoulos. De la citation à la réminiscence, la littérature grecque moderne y joue un rôle médiateur central aujourd’hui trop souvent passé sous silence. Si le cinéma de Théo Angélopoulos est littéraire, c’est qu’il dialogue de manière inédite avec la littérature néo-hellénique, dont les grandes pages trouvent en retour à l’écran une résonance universelle. Il l’est peut-être aussi parce que le spectateur perçoit derrière l’image la nostalgie d’une parole poétique enfouie ; affleurent pourtant parfois quelques vers de Théo Angélopoulos lui-même, comme ce poème qui apparaît dans Voyage à Cythère[32], puis est repris, dans Le Pas suspendu de la cigogne (Το μετέωρο βήμα του πελαργού, 1991), sous forme de bribes dans le dernier message que le député interprété par Marcello Mastroianni laisse sur le répondeur avant de disparaître[33].


INALCO, Paris

 

[1] Les deux volumes collectifs suivants en donnent un bon aperçu : Andrew Horton (éd.), The Last Modernist. The Films of Theo Angelopoulos, Flick Books, Wiltshire, 1997, et Θόδωρος Αγγελόπουλος, Καστανιώτης, Athènes, 2000.

[2] Stéphane Sawas, « Le roman grec à l’écran : une première approche », à paraître dans Mésogeios en 2006.

[3] Signalons toutefois Konstandinos An. Thémélis, Θόδωρος Αγγελόπουλος. Το παρελθόν ως ιστορία, το μέλλον ως φόρμα, Ύψιλον/βιβλία, Athènes, 1998, pp. 35-37.

[4] Il s’agit là de la première édition dans la revue E ποχές en septembre 1963. Ecrit en 1959, cette nouvelle n’est parue en volume qu’après la dictature d’abord en allemand en 1976 aux éditions LCB dans une traduction de Johannes Veissert, puis en grec en 1978 aux éditions Κέδρος. Cf. Thanassis Valtinos, H κάθοδος των εννιά, Άγρα, Athènes, 1984, p. 6.

[5] K. Chryssomalli-Henrich, « Το ύφος της αμεσότητας, η αρμονία λόγου και περιεχομένων (Στοιχεία της ποιητικής του Θανάση Βαλτινού) », Πόρφυρας, avril-juin 2002, pp. 29-41.

[6] Henri Tonnet, « Absurde et politique dans deux romans grecs de l’après-guerre : Les Coexistants d’Aristote Nikolaïdis et La Caisse d’Aris Alexandrou », in La Littérature grecque de l’après-guerre : thématique et formes d’écriture. XIè Colloque international des néo-hellénistes des universités francophones Strasbourg 3-5 mai 1990, Publications Langues’O, Paris, 1992, pp. 125-137.

[7] Michalis Katsaros, Κατά Σαδδουκαίων, Θεμέλιο, Athènes, 51982, pp. 16-17. Cf. Thodoros Angélopoulos, 103/4 Σενάρια. Α’ τόμος, Αιγόκερως, Athènes, 1997, pp. 194-195.

[8] On trouve notamment mention de ce projet dans un entretien accordé en 1988 par Kostas Tachtsis à Lefteris Kypraios, reproduit dans Kostas Tachtsis, Από την χαμηλή σκοπιά, Εξάντας, Athènes, 1992, p. 221.

[9] Th. Angélopoulos, 103/4 Σενάρια. Α’ τόμος, pp. 28, 70.

[10] Ibid., pp. 192-193.

[11] Ibid., p. 107.

[12] Sur les adaptations néo-grecques du Roman d’Alexandre, on peut par exemple consulter : Corinne Jouanno, « Le Roman d’Alexandre à travers les siècles », Revue des Etudes Néo-Helléniques, N.S. 1, 2005, p. 9.

[13] Διήγησις Αλεξάνδρου του Μακεδόνος. Η Φυλλάδα του Μεγαλέξαντρου, éd. G. Véloudis, Ερμής, Athènes, 1977. Cf. Th. Angélopoulos, 103/4 Σενάρια. Α’ τόμος, p. 267.

[14] Cette allusion n’a à notre connaissance jamais été soulignée par les critiques de cinéma. Elle est en revanche mentionnée par Denis Kohler dans L’Aviron d’Ulysse. L’itinéraire poétique de Georges Séféris, Les Belles Lettres, Paris, 1985, p. 751.

[15] Stéphane Sawas, « Du silence au cri : écrire sous la dictature des colonels grecs (1967-1974) », communication au colloque L’écriture emprisonnée – XXe siècle, tenu les 9 et 10 juin 2006 à l’Université de Paris III Sorbonne Nouvelle, à paraître en 2007 dans la Revue de la Nouvelle Europe.

[16] Il s’agit de la traduction du titre proposée par Patricia Portier et Socrate Zervos (Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, trad. P. Portier & S. Zervos, Imprimerie nationale, Paris, 1992).

[17] Th. Angélopoulos, Το βλέμμα του Οδυσσέα. Σενάριο, Καστανιώτης, Athènes, 1995, p. 74.

[18] K. Thémélis, op. cit., p. 35.

[19] Il s’agit du titre proposé par Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki : cf. Georges Séféris, Poèmes, trad. J. Lacarrière & E. Mavraki, Gallimard, Paris, 1963.

[20] C’est notamment très souvent le cas dans les études réunies dans Σινεμυθολογία. Οι ελληνικοί μύθοι στον παγκόσμιο κινηματογράφο, Πολιτιστική Ολυμπιάδα, Athènes, 2003.

[21] Th. Angelopoulos, Το βλέμμα…, p. 7.

[22] Georges Séféris, Ποιήματα, Ίκαρος, Athènes, 191998, p. 46.

[23] Th. Angélopoulos, Το βλέμμα…, p. 60.

[24] G. Séféris, Ποιήματα, pp. 46-47.

[25] Yannis Stathatos a le premier souligné l’importance de l’œuvre photographique de Séféris dans son article « O φωτογράφος Γιώργος Σεφέρης », Χάρτης, n° 4, janvier 1983, pp. 475-486. Dans le sillage de cette étude, il faudrait poursuivre des recherches sur les relations entre la photo et la poésie chez Séféris.

[26] Georges Séféris, Μέρες Ε’ 1 Γενάρη 1945 – 19 Απρίλη 1951, Ίκαρος, Athènes, 31996, p. 27.

[27] Th. Angélopoulos, 103/4 Σενάρια. Α’ τόμος, p. 332.

[28] Th. Angélopoulos, Το βλέμμα…, p. 115. La médiation de la poésie néo-hellénique entre la poésie étrangère et le cinéma d’Angélopoulos se manifeste aussi dans L’Eternité et un jour où Rilke est cité dans une traduction de Palamas : cf. Thodoros Angélopoulos, Μια αιωνιότητα και μια μέρα, Kαστανιώτης, Athènes, 1998, p. 109.

[29] Ioanna Tsatsou, Ο αδελφός μου Γιώργος Σεφέρης, Eστία, Athènes, 1973, pp. 115-116.

[30] Pétros Markaris, Το ημερολόγιο « μιας αιωνιότητας», Γαβριηλίδης, Athènes, 1998.

[31] Georges Séféris, Δοκιμές. Α’ τόμος (1936-1947), Ίκαρος, Athènes, 31974, p. 328.

[32] Thodoros Angélopoulos, 103/4 Σενάρια. B ’ τόμος, Αιγόκερως, Athènes, 2000, p. 31.

[33] Ibid., p. 207.