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Ευρωπαϊκή Εταιρεία Νεοελληνικών Σπουδών

Γ΄ συνέδριο της Ευρωπαϊκής Εταιρείας Νεοελληνικών Σπουδών

Dionysios Hatzopoulos

Alexandre Mavrokordatos et la guerre de 1684-1699. Lettres du front.

Cette guerre (1684-1699) est bien connue et a fait, et continue de faire, objet des recherches depuis longtemps, essentiellement depuis sa fin en 1699. La contre-offensive chrétienne se déclenche le lendemain de la défaite des troupes ottomanes, le 12 septembre 1683, devant Vienne. L’empereur Léopold I (1657-1703) décide de continuer la guerre et l’action qui va suivre pendant des années va avoir des répercussions profondes sur l’avenir du sud-est européen.

En mars 1684, les plénipotenciers pontificaux, impériaux, ceux du royaume de Pologne, et ceux de la République de Venise, réunis à Linz posent leurs signatures sur le document de la “Societas offensivi et defensivi belli”. En avril 1686, le tsar Ivan V (1682-1689) se joint à l’alliance. Or, à l’exception de la France, de l’Angleterre, et de la Hollande, qui n’y participent pas, presque toutes les autres puissances européennes s’y impliquent.

Les opérations militaires s’étendent sur une région vaste: de la Crète et des espaces maritimes de la mer Egée aux rives du Danube, à celles des ses tributaires, et aux plaines hongroises. Des centaines de milliers d’hommes, venant de toute l’Europe et de territoires de l’empire des sultans, s’entretuent sur les champs de bataille, des grands chefs militaires surgissent pendant les longues années de la guerre et on peut citer, parmi eux, le prince Eugène de Savoie, Francesco Morosini, et le grand vizir Moustapha Köprölü (1689-1691). Les pertes humaines et matérielles, ainsi que les coûts financiers, causés par ce conflit restent toujours incalculables. Finalement, après des défaites et des victoires de part et d’autre, la longue guerre se termine par la signature, le 26 janvier 1699, du traité de Karlowitz. L’empire vaincu cède la Podolie et l’Ukraine occidentale à la Pologne, Azov à la Russie, la Dalmatie et le Péloponnèse à Venise, et la Hongrie, la Transylvanie (sauf la région du banat de Temesvar), et la plus grande partie de la Slovénie et de la Croatie, à l’empire germanique.

Un des personnages, parmi les plus distingués du cercle de protagonistes, est Alexandre Mavrocordatos, médecin, savant, auteur, et haut fonctionnaire ottoman. Il est présent aux grands événements, en sa qualité de grand interprète du gouvernement ottoman. Il accompagne au siège de Vienne, en 1683, son ami et protecteur, le grand vizir Kara Moustapha. Après la mort de celui-ci à Belgrade, Mavrocordatos est arrêté et emprisonné avec son épouse, et sa mère, qui meurt en prison. Il est suspect d’avoir établi des contacts avec les impériaux. Rien n’est prouvé et cinq mois plus tard il est relâché. Au printemps de 1685 il rencontre le sultan Mehmet IV (1648-1687) à Andrinople et régagne son poste et sa fortune.

Il accompagne le grand vizir Suleyman et il est présent lorsque les impériaux prennent Buda, en septembre 1686, mettant ainsi fin à une présence ottomane en Hongrie, qui a duré 145 ans. Il est à Mohacs, le 12 août 1687, lorsque les Ottomans subissent une nouvelle défaite.
Rentré à Constantinople, il est chargé par le nouveau sultan Suleyman II (1687-1691) de se diriger à Vienne, accompagné de Sulficar Bey, afin d’y essayer de mettre fin à la guerre désastreuse. Cette mission se termine par un échec. Cependant, quatre ans sont passés avant que Mavrocordatos régagne, en 1692, Andrinople. Il reprend alors ses devoirs de grand interprète et bientôt il accompagne à Belgrade - la ville ayant été reprise par les Ottomans le 9 octobre 1690 - le nouveau grand vizir Hadji Ali pacha. Il est de nouveau à Belgrade, pendant l’été de 1693, lorsqe l’armée ottomane repousse une tentative impériale contre la ville. L’année suivante il participe à un effort pour reprendre la forteresse stratégique de Petrovaradin, sur le Danube, en Serbie. C’est dans le camp ottoman où il reçoit, à son grand chagrin et désespoir, la nouvelle de la prise de Chios par les Vénitiens. Il participe aux opérations de 1696, contre les impériaux, qui aboutissent à la bataille près du fleuve Véga (Begej).

La bataille de Zenta (11 septembre 1697) met fin à tout espoir du gouvernement ottoman pour reprendre les territoires perdus. Le 14 novembre 1698 débutent à Karlowitz les débats entre délégués et plénipotenciers. Alexandre Mavrocordatos, membre de la délégation ottomane y brille par ses talents diplomatiques, ses arguments, son esprit rafiné, et ses connaissances linguistiques. Il est déjà nommé, par le sultan Moustapha II (1695-1703), Exaporrite (Εξ απορρήτων – essentiellement secrétaire de la Porte), et son fils Nicolas lui succède au poste de grand interprète. Il devient ainsi protagoniste des événements qui vont suivre jusqu’à la conclusion du traité à la fin de janvier 1699.

Parmi les lettres d’Alexandre Mavrocordatos concervées dans le code manuscrit 1778 des archives de l’état à Jassy, il y en un bon nombre qui se réfèrent aux événements et aux opérations militaires, qui ont eu lieu pendant cette guerre. Elles sont adressées à des amis, mais aussi à ses fils Scarlate, Nicolas, et Jean. Ici, j’en examine cinq, parmi les plus caractéristiques, qui ont aussi été publiées par Théodore Livadas, en 1879, dans la collection: Αλεξάνδρου Μαυροκορδάτου, του Εξ Απορρήτων. Επιστολαί Ρ΄. Εκδέδονται επιστασία Θ.Λιβαδά, Τεργέστη 1879, et sont numérautées par l’auteur de la collection. Il va sans dire que du front, Mavrocordatos gardait des contacts avec ses amis et sa famille. Cependant, il ne parle pas d’opérations militaires dans toutes ses lettres. On dirait qu’il essaie de se tenir mentalement, aussi loin que possible du carnage. Il est sans aucun doute dégoûté de la condition humaine et enclin au cynisme. Ainsi, dans une lettre de 1693, selon Livadas, addressée à son ami Dosithée, patriarche de Jérusalem, il se laisse emporter en décrivant le comportement de l’armée en Serbie (la Mésie): “Et occupant les maisons abandonées par leurs habitants, nous punissons celles-là en les livrant au feu, et leurs propriétaires ne pourront pas y rentrer et seront ainsi punis, parce qu’ils ne nous ont pas attendu chez-eux, comme ils devaient le faire, pour être torturés et mutilés, et ainsi satisfaire à notre rage. Or, monument éternel de notre passage est la désolation sans fin que nous avons laissé derrière nous, et nous avons réussi à laisser des preuves de notre inhumanité en détruisant partout sur notre passage toute trace de créativité humaine; notre maître absolu (le sultan Ahmed II) ayant ordonné des tortures, des confiscations de biens, et des décapitations.” (Livadas, 87)

Les lettres par ordre chronologique numérautées par Livadas, suivies de leur pagination dans le manuscript 1778:

88 (ff. 96v-101v), de septembre 1693. A Dosithée, patriarche de Jérusalem.
89 (ff. 129r-134r), d’août 1694. Au même.
56 (ff. 135v-137r), non-datée. A son frère Jean, sur la prise de Chios par les Vénitiens, en septembre 1694.
91 (ff. 176r-179v), août 1696. Narrative.
90 (ff. 134r-135v), non-datée. Au voïvode Constantin Doukas.

La lettre 88 est envoyée de Belgrade, où il se trouve à l’époque de l’effort impérial pour reprendre la ville. Mavrocordatos décrit les combats qui ont eu lieu avant son arrivée. Les impériaux avaient investi la ville, mais la garnison résistait toujours. Entre-temps l’armée ottomane, commandée par le grand vizir Hadji Ali pacha approchait du sud. Des renforts tatares menaçaient déjà les assiégeants. Le 29 août les impériaux ont lancé un assaut contre les fortifications; ils ont été repoussés et ont subi des lourdes pertes. Craignant que leurs lignes de ravitaillement ne soient menacées, et que leurs vaisseaux sur le Danube ne soient détruits, par l’arrivée du gros de l’armée ottomane et par les assauts tatares, les impériaux ont été forcés de lever le siège et de se replier vers Petrovaradin. Quelques jours plus tard arrivait l’armée, mais il n’y avait plus d’ennemi. Mavrocordatos se repose maintenant à Belgrade et, comme il écrit dans sa lettre, il s’occupe de ses études.

Selon Pietro Garzoni, Istoria della Republica di Venezia in tempo della Sacra Lega, contra Maometto IV, e tre suoi successori, Gran Sultani dei Turchi, Venise 1705, de la part des assiégés la résistance était féroce, avec des sorties fréquentes couronnées de succès. A cela, il faudrait ajouter les désaccords entre les commandants des troupes imperiales, les généraux Croy et Heisler, ainsi que la nouvelle de l’approche de l’armée ottomane. Le 10 septembre le camp impérial est levé.

La lettre 89. Mavrocordatos accompagne le vizir Ali pacha Sourmeli et le chef des Tatares Selim Guiraï, lors de la campagne pour reprendre Petrovaradin, occupé par les impériaux au printemps de 1688. Ces derniers sont maintenant impliqués dans la guerre contre la France – la guerre de neuf-ans (1688-1697).

Mavrocordatos accompagnant l’armée retourne à Belgrade. Il s’installe au camp établi sur la rive sud du Danube et nous dit, avant tout, que tous évitent l’eau de la Save parce qu’elle est dangereuse pour la santé des hommes et des animaux de l’armée.

Il est décidé de lancer l’assaut contre la forteresse de Petrovaradin, tête-de-pont impériale donnant sur la Serbie du nord-est, et sise sur la rive du Danube. Sa garnison est affaiblie; elle n’est composée que de deux mille soldats de l’infanterie. Mavrocordatos fournit une description impressionante de la composition et de la marche des unités de l’armée ottomane vers la forteresse. Arrivée, l’armée essaie d’isoler celle-ci. Des tranchées sont creusées, mais les Autrichiens, qui contrôlent la rive nord, commandés par le comte Caprarra, appuient et ravitaillent la garnison. Des engagements violents ont lieu sur le Danube où une dizaine de grands vaisseaux impériaux s’attaquent aux petites embarquations de l’ennemi, dont ils détruisent un grand nombre. Les assauts lancés sont repoussés par les assiégés. Des actes d’héroïsme, de part et d’autre, sont décrits. Des deux côtés les pertes sont lourdes. Cependant, comme on est au mois de septembre, les pluies diluviennes automnales ne tardent pas. Bientôt, la situation, pour les deux côtés devient insoutenable. Au dire de Mavrocordatos, il pleut sans cesse pendant huit jours, la boue couvre le terrain, l’action de la cavalerie devient impossible, les hommes pataugent – Garzoni écrit que les hommes sont dans la boue jusqu’aux genoux -, les canons sont cloués sur place et on ne peut plus les manoeuvrer. Les hommes sont complètement exposés aux intempéries, et bientôt la dysentérie fait son apparition. Pour le commandement de l’armée ottomane il n’y a qu’une solution: quitter le terrain. Ainsi, le 30 septembre, le signal de la retraite est donné et Petrovaradin reste dans les mains des impériaux.

La lettre 56. Envoyée à son frère Jean, du camp ottoman. De loin, elle est la plus importante. La nouvelle de la prise de Chios par les Vénitiens, en septembre 1694, a sur lui l’effet d’un coup de tonnerre. Il envoie à son frère une missive où sont exposés son désespoir, sa colère, et son bouleversement psychologique. Pour lui, la prise de l’île, et les désastres qui ont suivi, seront bientôt suivis d’une autre prise, cette fois par les Ottomans, et de nouveaux et pires désastres. Tout sera détruit et renversé, car le sultan n’a pas l’intention de tolérer la perte de la belle île: Chios, ce paradis terrestre, l’île reine, le joyau de la mer, le marché de l’univers, est ruinée.

Inévitablement, c’est le peuple de l’île qui va souffrir, s’appauvrir, devenir prisonnier, plusieurs vont même se convertir à l’Islam, et des églises seront convertis en mosquées. Alors, quel triomphe pour les Vénitiens! Des Chrétiens enchaînés, des icones détruites, des vierges violées, des exilés, l’abandon de la Chrétienté. Bravo aux Vénitiens pour leur héroïsme! Bravo pour leur stratégie militaire! Ils n’ont pas appris que leurs compatriotes n’avaient pas osé de faire une chose pareille, même pendant la guerre crétoise. Ceux qui crient qu’ils se battent pour la Chrétienté sont en train de détruire les Chrétiens. Et nous pleurons, parce que nous savons ce qui va suivre cet acte de crétinérie. Il exprime ses inquiétudes pour le sort des membres de sa famille, il se demande si la maison paternelle est encore là, et exhorte son frère de ne pas désespérer et de faire attention à sa santé.

Malheureusement, ses prévisions, ainsi que les craintes de la population orthodoxe de l’île, qui a accueilli avec méfiance et inquiétude l’opération vénitienne, sont realisées cinq mois plus tard. En février 1695, les Vénitiens abandonnent l’île. La flotte ottomane commandée par Mezzo Morto inflige deux défaites cuissantes à la flotte vénitienne et Mavrokordatos se met désespérement à l’oeuvre pour sauver ses compatriotes. Grâce à son intervention persistante, auprès du sultan et auprès des autorités ottomanes, la population de l’île est finalement épargnée, sans, heureusement, subir des pertes irréparables.

La lettre 91. Campagne contre les Autrichiens, terminée par la bataille près du fleuve Véga (Begej). Eté 1696. Lettre datant d’août 1696.

L’armée ottomane est inspectée à Belgrade par son commandant, le sultan Moustapha. Celle-ci doit se diriger vers Temesvar qui est menacé par les troupes de l’électeur de Saxe. La ville n’a pas de murs, mais elle est protégée de tas de terre empilés autour d’elle, ainsi que d’un fossé. Ses maisons sont surtout construites de bois, et inévitablement elles sont exposées à la destruction par le feu.

Pour sauver Temesvar, l’armée se dirige vers cette ville par marches forcées et arrive dans sa région le 3 août. Les hommes établissent leur camp dans une plaine protégée de deux côtés par des marécages. Les impériaux sont campés près du fleuve Véga (Begej), à trois heures de distance de leur ennemi. Immédiatement les deux cavaleries entrent en action. Le 20 août, les Ottomans quittent la région marécageuse, où ils se sentent exposés, et le dos au fleuve ils mettent devant leur camp les grosses voitures de transport, l’une l’une à côté de l’autre, créant ainsi un mur derrière lequel ils essaient de se protéger. Ils sont bientôt attaqués par l’ennemi, qui sort de la forêt, qui se trouve presque à côté du camp ottoman. Cependant, comme la forêt est entourrée de marécages les mouvements des unités impériales sont limités et les hommes attaquent sur un front étroit, chose qui rend leurs mouvements difficiles. Pendant trois heures la bataille fait rage, des deux côtés les pertes sont lourdes, mais les impériaux ont finalement le dessous. Dans la nuit, l’engagement prend fin et les troupes autrichiennes et allemandes se retirent, abandonnant derrière elles des morts, une vingtaine des canons, et des drapeaux d’unités. L’opération contre Temesvar est interompue, l’armée ottomane entre dans la ville qui est maintenant ravitaillée, et par la suite, le gros de l’armée, avec le sultan en tête, et évidemment Mavrocordatos, marche vers Belgrade et ensuite vers Constantinople. Selon lui, l’armée ottomane compte 40 000 soldats d’infanterie et 40 000 pour la cavalerie, incluant des unités d’appui, contre 30 000 impériaux, pour le deux armes, chiffre que donne Garzoni. Celui-ci dit aussi que pendant le combat, le general Heisler est tué.

La lettre 90. Au voïvode Constantin Doukas. Non-datée.

Il s’agît plutôt d’une description générale de la vie dans un camp militaire. Mavrocordatos accompagne le grand vizir, dont il ne donne pas le nom. Il décrit les dangers d’une campagne de trois semaines. Les attaques de l’ennemi, les explosions d’obus, le sifflement des balles qui passent à côté de lui, les épidémies, les marches forcées, la nervosité et la tension permanente, l’épuisement mental, la fatigue du corps, le spectacle déprimant de ses camarades morts ou blessés, et l’effort pour survivre, jour et nuit, à côté ou dans les tranchées. Voilà la vie d’Alexandre Mavrocordatos, un homme au milieu de la cinquantaine, pendant la dernière période de cette guerre meurtrière.

Ces lettres d’Alexandre Mavrocordatos, composées dans une langue archaïsante, mais simple et au point, constituent une source intéressante, pour qui étudie la période, car loin des descriptions et des sources officielles, elles sont un témoignage personnel, présenté par un homme cultivé, sensible, et paisible. Quelqu’un qui déteste la guerre, mais qui doit y participer. Ce qui ressort de ses descriptions est l’effort d’un homme civilisé pour garder son sang-froid, sa dignité, et son esprit humain au milieu du désastre et de la tuérie. Il est aussi évident que Mavrocordatos est un serviteur fidèle des ses grands maîtres. Ceci est généralement reconnu par ceux-là. Ses services sont appréciés, ils ont confiance en lui, et il atteint les échelons les plus élévés du haut fonctionnariat ottoman. Son apothéose est sa nomination au poste de plénipotencier et de responsable pour la préservation de l’empire ottoman. Dans une grande mesure, le traité signé à Carlowitz est son produit intellectuel, il a même composé le texte latin de celui-ci. Ses ennemis l’ont compris et se sont tournés contre lui, l’accusant de trahison.